Libération, 21 avril 1999
 
 

 L'Otan devient un attelage dont le joug s'impose aux Européens pour laisser la volonté américaine tracer son sillon sur la terre.
Où sont les Munichois ?

 Par DIDIER MOTCHANE



 Pour réussir une fête, il faut savoir terminer le feu d'artifice. Celui qui s'est allumé depuis trois semaines dans le ciel de Serbie, n'étant sans doute pas près de s'éteindre, éclaire d'une sinistre lumière le cinquantième anniversaire de l'Otan. C'est que l'incendie enflammé aux mèches lentes du Kosovo et des guerres yougoslaves incarne la volonté de puissance que l'Amérique entend imposer à ses alliés pour substituer l'Otan à l'Onu dans le magistère du monde. La logique dans laquelle l'Amérique s'est engagée lui interdit d'arrêter l'engrenage de la guerre avant la victoire totale. L'épreuve de la guerre doit sceller durablement l'hégémonie de la surpuissance américaine en Europe.

 A moins qu'au bout du compte son échec ne masque l'amorce d'un ressaisissement, ou plutôt le commencement d'une prise de conscienceÊ: donner à l'Europe une véritable consistance politique et dissoudre l'Otan sont l'avers et le revers d'une même médaille.

 Ce n'est pas celle de l'euro. L'Allemagne ni l'Angleterre aujourd'hui ne peuvent même l'imaginer. En France, comme, d'ailleurs, à des degrés divers, dans à peu près tous les pays de l'Union européenne, la légitimité politique et morale des élites - disons des représentants des divers groupes sociaux - se passe difficilement de l'allégeance à l'atlantisme. L'atlantisme et le libéralisme - social ou non - sont trop liés pour que les conséquences de la guerre ne deviennent un enjeu intérieur décisif dans notre société.

 Mieux vaut donc applaudir à la guerre que l'Otan mène sur la Serbie si l'on veut échapper aux marques d'infamie prodiguées par les valets d'armes du politiquement correct. S'en offusquer relèverait d'un anti-américanisme primaire. Condamner la substitution de l'Otan à l'Onu pour décider de la guerre et sceller l'acquiescement des dirigeants de notre pays à cette démission de la France et à cette défaite de l'Europe devant l'imperium américain serait le fait, selon Jacques Chirac, de l'esprit munichois.

 Que les bons se rassurent et que les méchants tremblentÊ: entre les voies de la paix américaine, qui sont pour commencer celles d'une guerre qui peut-être bien n'est pas sur le point de finir, et notre complicité avec Milosevic, le martyre et la déportation des Kosovars, il n'y a rien.

 Au moins pendant quelque temps ce discours fait facilement ses dupes, car il sait régler son hypocrisie, c'est-à-dire le dosage du vrai et du faux sur le cours fluctuant des sondages. S'il sait mobiliser la générosité ou l'indignation qu'appelle le spectacle d'une déportation de masse, il lui importe par-dessus tout de masquer l'autre partie de la réalité, c'est-à-dire le fait que l'exode des Kosovars, probablement envisagé par Milosevic au cours des pourparlers de Rambouillet sinon de longue date, n'a pu se déclencher massivement qu'après le départ des observateurs de l'OSCE du Kosovo. Décider de bombarder la Serbie revenait évidemment à y prêter la main.

 La frénésie de l'entreprise de stigmatisation est à la mesure de l'extrême sensibilité des hautes consciences qui nous gouvernent à la mise en cause de la légitimité de leurs choix. C'est qu'il leur faut confire dans le moralisme d'un conditionnement droit-de-l'hommiste de la compassion le cynisme de leurs intérêts, la protection de leur capital symbolique et leur volonté de puissance.

 Après la morale, l'autre fausse raison que l'on donne aux Français pour justifier l'alignement de leur pays sur l'Amérique, c'est l'EuropeÊ: la fraternité d'armes d'un combat commun pour la cause des droits de l'homme et la défense des valeurs de l'Occident devrait cimenter son union politique. L'argument serait comique s'il ne servait à justifier un troc entre deux barbariesÊ: vider le Kosovo de ses habitants et faire de la Serbie une terre brûlée. L'occasion paraît bonne de plier une bonne fois l'Europe au «leadership»Ê: l'Otan, dont la raison d'être avait disparu avec l'écroulement de l'Union Soviétique, puisqu'elle était l'institution militaire de l'alliance défensive et régionale que Staline et ses successeurs suscitaient contre eux, devient un attelage dont le joug s'impose aux Européens pour laisser la volonté américaine tracer son sillon sur la terre.

 Cet usage d'une alliance dont on étend le périmètre aux frontières d'une Russie dont il s'agit de ruiner d'avance tout rapprochement avec les Européens de l'Ouest est un choix antieuropéen. C'est celui de Washington et par conséquent celui de LondresÊ; c'est encore aujourd'hui celui de Bonn (mais peut-être pas encore après-demain celui de Berlin) pour une raison simple que l'actuel ministre allemand des Affaires étrangères explique ingénumentÊ: «Aujourd'hui, pour la première fois dans ce siècle, les Allemands sont du bon côté.»

 Même si la culture diplomatique de la France a substitué depuis longtemps l'atlantisme au gaullisme comme source principale d'inspiration, l'entrain avec lequel les dirigeants de notre pays lui ont fait emboîter le pas de l'Amérique peut étonner. Après tout, ni au Liban ni en Irak (on sait que ce dernier reste régulièrement la cible de frappes aériennes anglo-saxonnes) le président de la République n'avait hésité à se démarquer de Clinton. Serait-ce alors un petit calcul touchant la politique intérieure qui l'aurait rendu à ce point docileÊ? Celui par exemple que l'implication de la France dans une guerre en Europe pourrait bien écarteler son Premier ministre entre le souci d'éviter un conflit majeur avec lui (portant sur la politique étrangère de la France, un tel conflit serait susceptible de ruiner des chances présidentielles) et celui de voir la majorité parlementaire se fissurerÊ?

 Peut-on espérer éclairer assez tôt l'esprit public pour contraindre les hommes politiques à consulter le Parlement et conduire celui-ci à arrêter l'engrenage avant que l'Europe ait fini d'épuiser toutes les conséquences de ses inconséquencesÊ? Avant par exemple qu'elle ne laisse à Clinton le soin de décider, d'une manière déguisée ou sans détour, de l'engagement terrestre des armées de l'AllianceÊ?

 Comprendra-t-on qu'identifier Milosevic à Hitler signifie, au détour d'une banalisation et d'une falsification inadmissibles de la vérité du nazisme et de l'extermination des juifs, que l'on décide la guerre totale, dont le refus définitif de négocier avec qui que ce soitÊ? Comprendra-t-on qu'une disparition éventuelle de Milosevic aujourd'hui laisserait intactes les causes - et la plupart des conséquences - de la guerreÊ? Comprendra-t-on qu'après avoir mis un terme en Bosnie à une guerre ethnico-religieuse, la paix conclue par les accords de Dayton (qui ont d'ailleurs sanctionné en fait le résultat des opérations d'«épuration ethnique» antérieures) sera menacéeÊ? Et que nul ne peut savoir d'avance dans quel périmètre la guerre des Balkans pourra être circonscriteÊ?

 Les bases d'une négociation réaliste sont connues - arrêt des frappes, établissement au Kosovo d'une force d'interposition fournie par des pays extérieurs au conflit -, retour des Kosovars déportés dans une province largement autonomisée et cantonaliséeÊ; les voies de cette négociation le sont également - une médiation russe et le Conseil de sécuritéÊ; encore faut-il en imposer la volonté à une volonté contraire.

 Il n'est pas trop tard peut-être pour espérer du peuple français qu'il impose à ceux qui parlent en son nom de cesser de prétendre faire cesser la barbarie par cette sorte de supplément à la première qui ne serait paraît-il qu'une regrettable addition d'effets collatéraux. La rhétorique martialo-bucolique de Dominique Voynet, de Daniel Cohn-Bendit n'est pas seulement inepte, elle n'est pas conforme au sentiment des Français, qu'ils votent vert, rose, bleu, blanc ou rouge.

 DIDIER MOTCHANE

Didier Motchane, Conseiller à la Cour des Comptes, a été l'un des fondateurs du PS en 1971, et est resté membre de sa direction jusqu'en 1993. Il anotamment  publié Un atlantisme à la charentaise (Arléa, 1992), où il analysait la dérive de la politique étrangère de la France qui l'avait conduite à participer à la Guerre du Golfe.

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