Comment faire la guerre à la guerre


par Jean Bricmont

 
 
 

Le véritable courage consiste à dénoncer
les crimes commis par son propre camp
et non ceux commis par l'adversaire
Bertrand Russell

Rarement une guerre menée contre un pays souverain dont on ne prétend même pas qu'il représente une menace quelconque pour les pays qui l'attaquent aura bénéficié d'autant de soutien de la part des médias et des intellectuels, en particulier de gauche. Il faut d'abord analyser les arguments invoqués pour justifier cette attitude, et après avoir montré qu'aucun d'entre eux ne tient la route, se poser des questions plus profondes sur les sources de cette dérive, ce que je ne ferai pas ici. Je répondrai seulement aux arguments que j'ai pu trouver dans la presse ou sur le Web et dans les nombreuses discussions que j'ai eues ou que j'ai entendues. Je les aborderai par ordre croissant de difficulté (de mon point de vue). J'utiliserai abondamment des analogies avec des situations tirées de la vie courante. On peut évidemment critiquer la façon dont je choisis mes analogies, mais le principe me semble légitime : en effet, comment établir des jugements moraux si ce n'est en se référant à notre appréhension intuitive de ce qui est bien ou mal ? Cette remarque banale est d'autant plus importante que nous vivons dans un univers intellectuel dominé par une série d'experts (par exemple, en relations internationales) qui nous présentent la réalité d'une façon telle que des jugements que nous considèrerions comme parfaitement absurdes s'ils étaient " traduits " dans des situations liées à l'expérience ordinaire, finissent par paraître acceptables.

1.La guerre est déclenchée pour des raisons humanitaires.

Cet argument, comme tel, est indéfendable et peu de gens aujourd'hui le défendent encore (bien qu'il fasse toujours partie du discours sur " l'obligation morale " de faire la guerre). Envisageons un instant l'hypothèse que les pays de l'OTAN, et en particulier les Etats-Unis, ont une politique étrangère dictée par des mobiles " idéalistes ".Alors comment expliquer les faits suivants : lorsque le Pakistan a massacré en 1971 des centaines de milliers de Bengalis (exercant leur droit à l'auto-détermination), la politique américaine s'est, comme le disait Kissinger, " penchée en faveur du Pakistan ". Lorsque l'Indonésie a envahi le Timor Oriental, tuant un tiers de la population (200.000 victimes), elle reçut armes et soutien diplomatique de Washington et de Londres. On demanda, il y a quelques semaines, à un représentant de la Maison Blanche si les Etats-Unis soutenaient l'indépendance du Timor Oriental ; " pas que je sache " répondit-il. Un rapport récent de l'ONU montre qu!e 200.000 personnes ont été tuées au cours des années 80 au Guatémala, avec le soutien des Etats-Unis, qui étaient parfaitement conscients de ce qui se passait. Lors d'une visite récente en Amérique Centrale, Clinton s'est d'ailleurs " excusé ". Plus près de nous, les Kurdes ne demandent pas qu'on bombarde Ankara. Ils demandent, sans l'espérer vraiment, que les Etats-Unis (et l'Allemagne) cessent de livrer des armes au régime qui les assassine. Résultat : rien. Aucun des théologiens modernes qui travaillent dans les médias et les instituts de relations internationales à justifier l'injustifiable n'a jamais réussi à donner une explication plausible de ces faits (et de bien d'autres, l'attitude la France au Rwanda par exemple) sur la base de l'hypothèse que la politique des grandes puissances est dictée par des mobiles nobles. C'est donc cette hypothèse qu'il faut rejeter. Ceci n'est pas de l'anti-américanisme primaire, c'est de la lucidité primaire. Pourquoi imaginer une sec!onde que dans un monde où l'apologie de l'égoisme entre les individus règne sans partage, les relations entre Etats, les plus froids des monstres froids, seraient dictées par des considérations altruistes ?

Notons qu'on ne réfute pas l'argument donné ci-dessus en disant que ce n'est pas parce que les Américains ne font rien ailleurs qu'ils ne peuvent pas intervenir dans ce conflit-ci. En effet, ils ne font pas rien ailleurs. Si un pays livrait massivement des armes à Milosevic pour tuer des Kosovars, personne ne dirait qu'il ne fait " rien ". Pourtant, c'est exactement ce que font les Etats-Unis en Turquie et en Indonésie : armer (et soutenir diplomatiquement) les bourreaux.

 2. Indépendamment des mobiles, la guerre est légitime.

 On peut soutenir que les mobiles subjectifs des puissances alliées ont peu d'importance (sans doutes les mobiles ne sont-ils jamais tout à fait purs), mais que l'intervention est néanmoins légitime au vu de l'urgence humanitaire. Bien sûr, dira-t-on, la guerre viole le droit international, mais le respect des droits de l'homme instaure une espèce de droit supérieur, celui d'ingérence humanitaire. Bien entendu, ce droit devrait être la prérogative de l'ONU, mais comme celle-ci était inefficace dans la crise des Balkans, il fallait bien que quelqu'un passe à l'action et, vu les rapports de force existant dans le monde, ce quelqu'un ne pouvait être que l'OTAN.

Tout d'abord, il n'est pas vrai qu'une action est légitime indépendamment des intentions et de la nature de celui qui l'exerce. Si la maffia décide d'éliminer un gang rival, cette action n'a pas la même légitimité que si la police le fait. Pourquoi ? Simplement parce que les conséquences d'une action sont toujours multiples et complexes et que, dans le cas imaginé, une des conséquences est de renforcer le pouvoir de la maffia.

Pour prendre un exemple plus réaliste et plus proche du conflit, l'Iran a proposé d'envoyer des troupes lors du conflit en Bosnie-Herzégovine, pour soutenir les Musulmans assiégés par les Serbes. Personne, dans ce qu'on appelle pudiquement la " communauté internationale ", c'est-à-dire les grandes puissances, n'a prêté attention à cette proposition. Les raisons sont évidentes : le but présumé de l'Iran dans cette affaire était d'accroître son influence et son prestige ; de plus, l'Iran n'est pas particulièrement attaché aux droits de l'homme et donc passait pour être un intervenant illégitime dans la résolution de ce conflit. Mais tout ce qui a été mentionné au point 1, montre que les mêmes considérations valent pour les pays de l'OTAN (le fait que ces pays respectent en général plus les droits de l'homme à l'intérieur de leurs frontières que ne le fait l'Iran n'est pas une bonne objection : en effet, il s'agit ici uniquement de politique extérieure et d'accroissement des z!ones d'influence).

Mais la critique peut aller beaucoup plus loin. La cause immédiate de la guerre est le refus par la Yougoslavie de signer les accords de Rambouillet. Mais si on lit ces accords, ce que peu de journalistes ou d'hommes politiques ont fait avant de prendre position dans ce conflit, on découvre des choses pour le moins étonnantes (le texte complet des accords est disponible, en anglais, sur le site du Monde Diplomatique).

L'aspect le plus important de ces accords concerne l'annexe B, qui définit le statut de la " force d'implémentation militaire multinationale ". On y découvre (section 8) que " le personnel de l'OTAN bénéficiera, ainsi que leurs véhicules, bateaux, avions et équippements, du droit de libre passage, sans restriction aucune, à travers tout le territoire de la république fédérale yougoslave, y compris l'espace aérienet les eaux territoriales associés. Cela incluera, mais ne sera pas limité, au droit de bivouac, de manoeuvre, de logement et de l'utilisation de tout endroit ou installation requis à des fins d'appui, d'entraînement et d'opérations. " Notons qu'il s'agit bien de tout le territoire yougoslave, pas seulement du Kosovo. L'OTAN pourra utiliser gratuitement les aéroports, les routes, les chemins de fer, les ports et les télécommunications (sections 11 et 15). Son personnel sera protégé contre toute poursuite ou enquête faite par les autorités yougoslaves (sections 6 e!t 7). Dans le reste de l'accord on trouve des détails curieux, par exemple que l'économie du Kosovo sera régie par les principes du marché libre (chapitre 4a, article 1). On peut penser ce qu'on veut du " marché libre ", mais on peut difficilement soutenir que la privatisation des mines du Kosovo (par exemple) fait partie, d'une façon non négociable, d'un accord de paix.

On peut alors se poser des questions en chaîne : premièrement, quel pays souverain accepterait un tel plan qui lui est " proposé " comme un tout à prendre ou à laisser (sous menace de bombardements) ? Réponse : aucun. C'est le type d'accord qu'on impose à un pays vaincu militairement. Ensuite : pense-t-on sérieusement que les diplomates professionnels qui représentaient les pays de l'OTAN à Rambouillet ne savaient pas que l'accord qu'ils proposaient était inacceptable ? Comment considérer les propositions du G8 qui parlent de revenir aux accords de Rambouillet comme un véritable pas en avant dans la recherche d'une solution pacifique (par opposition à une manoeuvre visant à endormir l'opposition à la guerre)? Finalement, comment se fait-il que des centaines de journalistes, même parmi ceux qui sont les moins susceptibles d'être favorables à l'OTAN, répètent sans arrêt que cet accord léonin montre qu'on a épuisé toutes les voies diplomatiques, que c'est la Yougoslavie qui es!t intransigeante et que seules les frappes peuvent " protéger les Kosovars ". En fait, la partie civile de l'accord (concernant l'autonomie du Kosovo) était largement acceptée par la Yougoslavie. C'est la partie militaire qui faisait problème. Mais quand on voit ce qui était exigé là par les Occidentaux, on n'est pas surpris.

Lorsque Monsieur Jospin dit que ceux qui s'opposent aux frappes ne proposent aucune autre solution, il sait parfaitement que c'est faux. Il y avait sans doute moyen de négocier, mais pour que les négociations aient une chance d'aboutir, il fallait les mener sincèrement. Pourquoi refuser tout rôle à la Russie si ce n'est pour des raisons stratégiques qui n'ont rien à voir avec la recherche de la paix ? La vérité c'est qu'avant Rambouillet, les Etats-Unis avaient décidé de faire la guerre et que la conférence n'a été qu'une mise en scène, malheureusement relayée par des médias trop peu lucides et uniquement destinée à convaincre l'opinion publique.

3. Peut-être l'intervention est-elle illégitime, mais ses effets sont néanmoins positifs.

Cette thèse, fréquemment soutenue au début de la guerre, devient de plus en plus indéfendable. Comment ? Toute la Serbie et le Kosovo en ruines, des milliers de morts, des centaines de milliers de réfugiés, le droit international bafoué, une pollution chimique et peut-être nucléaire gigantesque et des dépenses militaires colossales qui, à elles seules, permettraient de soulager un encore bien plus grand nombre de misères dans le monde que celles qu'elles causent. Et tout cela pour quoi ? Pour permettre aux troupes de l'OTAN de " bivouaquer " dans toute la Yougoslavie (puisque l'analyse de l'accord de Rambouillet montre que l'autonomie du Kosovo, acceptée par les Serbes, n'était pas réellement l'objet de la guerre).

L'aspect le plus absurde des arguments bellicistes consiste à soutenir que la guerre était nécessaire " pour stopper le nettoyage ethnique ". De quoi parle-t-on ? De la situation avant le 24 mars (date du début des bombardements) ou après ? Personne ne peut nier que la situation a fortement empiré après le 24 mars. Rien n'illustre mieux cette thèse que certains documents émanant du ministère allemand des affaires étrangères (dont je ne cite que des extraits ; les textes complets, transmis par l'association internationale des juristes contre les armes nucléaires, sont disponibles en anglais sur le site http://www.zmag.org). Des tribunaux allemands ayant à statuer sur des demandes d'asile de réfugiés kosovars reçoivent les informations suivantes du ministère des affaires étrangères : " Même au Kosovo, on nepeut pas vérifierqu'il y ait une persécution politique explicite liéeà l'appartenance à l'ethnie Albanaise. L'Est du Kosovo n'est toujours pas concerné par le con!flitarmé. La vie publique dans des villescomme Pristina, Urosevac, Gnjilan, etc...a continué,pendant tout leconflit,surunebase relativement normale. Les actionsdes forcesdesécurité n'étaient pas dirigées contre les Albanais du Kosovo en tant que groupe ethnique, mais contre l'opposition armée et ses soutiens réels ou supposés. " (Rapportde renseignementsémanant duMinistère desAffaires Etrangères Allemand, destiné autribunal administratif de Trier ; 12janvier 1999). D'autres rapports du même ministère indiquent que " selon lesestimations du Ministère des Affaires Etrangères,les personnes Albanaises du Kosovo (et leurs familles proches) onttoujours des possibilités limitées de s'installerdans les parties deYougoslavie où leurs compatriotes ou leurs amis vivent déja et sont prêts à les accueillir et à les aider. " (Rapport de renseignements émanantdu Ministère des Affaires Etrangères Allemand, destiné au tribunal administr!atif de Bavière, Ansbach ; 6 janvier 1999). Bien entendu, surla base de ces informations, les tribunaux allemands se sont empressés de débouter les demandeurs d'asile ; le 15 mars 1999, un tribunal de Münster écrit : " Les Albanais du Kosovo ne sont pas et n'ont pas été exposés à des persécutions en tant que groupe ni au niveau régional, ni au niveau du pays, en République Fédérale Yougoslave. " Neuf jours plus tard, une pluie d'obus s'abattait sur la Yougoslavie, pour " protéger les Kosovars ".

En fait, ce sont ceux qui insistent le plus sur les massacres commis aujourd'hui qui donnent les meilleurs arguments aux adversaires de l'OTAN. En effet, ou bien on justifie la politique de l'OTAN par ses intentions, mais, comme on l'a vu plus haut, ce n'est pas crédible, ou bien par ses conséquences. Mais si les conséquences ne font qu'empirer la situation des gens qu'on prétend aider, alors on se retrouve dans la situation de ces médecins qui justifiaient de nouvelles saignées par le fait que, suite aux saignées précédentes, la situation du malade n'avait fait que s'aggraver. Et encore, la comparaison est très imparfaite : les médecins en question ignoraient l'effet des saignées, alors que la réaction des Yougoslaves au Kosovo était parfaitement prévisible ; et prévue : le général Wesley Clark a déclaré : " les autorités militaires ont pleinement anticipé l'approche perverse que Milosevic adopterait ainsi que la terrible efficacité avec laquelle il la metterait en oeuvre !" (Newsweek, 12 avril 1999). Quel pays au monde se laisserait entièrement détruire par une superpuissance agissant officiellement au nom d'une minorité ethnique sans défense et dont les citoyens et l'armée ne s'attaquerait pas à cette minorité ? Imaginons un instant ce que les partisans du Front National feraient en France si le monde arabe, devenu suffisamment puissant, décidait de bombarder massivement la France " pour protéger les immigrés ".

Comme les partisans de l'OTAN se rendent plus ou moins compte de l'absurdité de cet argument, ils en avancent un autre. L'épuration ethnique était " planifiée " et se serait passée de toute façon. Imaginons qu'un général japonais justifie l'attaque contre Pearl Harbour en disant que l'internement dans des camps de tous les citoyens japonais aux Etats-Unis qui a fait suite à cette attaque était planifiée, se serait passée de toute façon et justifie par conséquent cette attaque. Je ne pense pas qu'il serait pris très au sérieux. L'argument est pernicieux parce qu'il est irréfutable : on ne peut pas dire avec certitude ce qui se serait passé si l'attaque du 24 mars n'avait pas eu lieu. Mais il y a plusieurs faits gênants pour cette thèse (critiquée plus en détail par l'analyste suédois Jan Olberg sur http ://www.transnational.org) ; tout d'abord, le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il n'y a pas eu beaucoup de publicité faite pour ces plans avant le 24 mars ; d'ailleurs, on n'!a pas menacé les Serbes de représailles s'ils mettaient en oeuvre ces plans ; au contraire, on les a menacé de représailles s'ils ne signaient pas les accords de Rambouillet, qui étaient une vulgaire provocation. Si ces plans existaient et étaient " secrètement " connus, alors cette attitude était pour le moins irresponsable. Finalement, on n'a rien prévu pour s'occuper des réfugiés que la mise en oeuvre du " plan " allait inévitablement amener.

De plus, lorsqu'on essaye de justifier une action par ses conséquences et non par la noblesse des intentions qui l'animent, il faut tenir compte de toutes ses conséquences. Et pour les connaître et les évaluer objectivement, il faudra attendre la fin de la guerre, et bien au-delà. Tenir compte des voisins de la Serbie qui seront peut-être déstabilisés, des nouveaux conflits que ce conflit-ci engendrera : il y a eu un enchaînement de crises, depuis le début de la dissolution de la Yougoslavie ; on peut raisonnablement penser que la crise en Bosnie est liée à la façon dont l'indépendance de la Croatie a été imposée et que le conflit actuel est lié à la façon dont la crise bosniaque a été temporairement résolue ; par exemple, des centaines de milliers de Serbes ont été expulsés de Croatie, brutalement et avec l'appui de l'Occident ; certains d'entre eux ont été " relogés " au Kosovo. Les gens qui appuyent la guerre doivent se rendre compte que l'action guerrière obéit a une ce!rtaine dynamique. Des animosités survivront à la guerre et en provoqueront peut-être d'autres (pensons au rôle que les souvenirs de la deuxième guerre mondiale a joué dans les conflits liés au démantèlement de la Yougoslavie). Il faut également tenir compte de la façon dont on va punir les Serbes pour avoir osé défier les Etats-Unis : ce n'est nullement une spéculation gratuite. D'après des organisations humanitaires, près d'un million d'Irakiens sont morts des suites d'un embargo que plus rien ne justifie, si ce n'est justement la volonté de punir l'Irak. Evidemment, dans le cas des Serbes, comme dans celui de l'Irak, la punition s'exercera loin de l'attention des médias et de la " communauté internationale ". Les rares groupes qui s'intéresseront à ce " problème " ne pourront pas faire entendre leur voix. Comme pour les Kurdes irakiens, ce ne sera plus d'actualité.

4.Et les Kosovars dans tout cela ?

Il n'y a pas de doute que pas mal de Kosovars, et plus généralement d'Albanophones, soutiennent les bombardements de l'OTAN et, en tout cas, c'est ce que fait l'UCK. Ils souhaitent même une intensification de ces bombardements et l'intervention de troupes au sol. En fait, les déclarations de Kosovars sont devenus pratiquement le seul argument encore utilisable par les bellicistes. Mais c'est un peu comme justifier la première guerre mondiale ou la guerre du Vietnam en utilisant uniquement les déclarations de soldats ayant combattu sur le terrain. Bien sûr, plusieurs d'entre eux en avaient marre de la guerre, mais c'est malheureusement un réflexe assez naturel de faire porter la responsabilité de ses malheurs sur ses ennemis les plus immédiats, sans plus réfléchir. Donc, hier, aux Allemands ou aux Vietnamiens et aujourd'hui, pour les Albanais, aux Serbes. Alors que des " spécialistes " confortablement installés dans leurs bureaux à Londres ou à Paris sont incapables d'analys!er les enjeux de cette guerre, de lire les accords de Rambouillet ou de faire preuve d'esprit critique à l'égard de l'OTAN, comment s'attendre à ce que des réfugiés qui cherchent à sauver leur peau entre les milices Serbes et les bombes le fassent ? Mais pensons un moment aux responsables (par exemple de l'UCK) qui appelaient l'OTAN à bombarder. Imaginons une maison dans laquelle un groupe retient des otages. Abandonnant toute négociation, la police lance l'assaut. Les otages sont tués. Evidemment, l'assaut de la police ne justifie pas la tuerie, mais l'action de la police serait néanmoins irresponsable. Mais que penserait-on de parents et d'amis des otages qui appelleraient la police à lancer l'assaut ? Rien, évidemment, parce que cette attitude est tellement insensée qu'elle ne se produit jamais. Imaginons que dans le temps, l'Union Soviétique (en supposant qu'elle en ait eu le désir et les moyens) ait décidé de mettre fin à l'apartheid en bombardant massivement l'Afrique! du Sud. Ou aux guerres d'Algérie et du Vietnam en bombardant massivem ent la France et les Etats-Unis. Aucun opposant à ces politiques répressives et à ces guerres, et sûrement aucune personne réellement préoccupée par le sort des Noirs Sud-Africains, des Algériens ou des Vietnamiens n'a jamais proposé ou souhaité une " solution " pareille. Les raisons, qui sautent aux yeux dans ces cas-là, sont également valables dans la situation actuelle et permettent de réfléchir à l'intelligence ou à la sincérité de ceux qui appuyent la guerre au nom des Kosovars.

 5. Oui, mais on devait quand même faire quelque chose !

D'abord, ce n'est pas vrai. Personne n'a l'obligation morale d'aggraver une situation qui est déjà tragique. On ne charcute pas au bistouri quelqu'un qui meurt " pour faire quelque chose ". Si on ne sait pas comment améliorer une situation tragique, il vaut mieux ne rien faire.

Mais cette remarque élémentaire laisse de côté le problème fondamental, à savoir qui est le " nous ". D'une part, il y a les alliances militaires entre gouvernements et d'autre part il y a les citoyens. Comme les premiers sont en principe contrôlés par les seconds dans les pays démocratiques on cède facilement à l'illusion que eux c'est nous. Pourquoi est-ce une illusion ? Premièrement, il est évident que les considérations de politique extérieure jouent un rôle quasiment nul dans les élections. Donc, le contrôle démocratique y est pratiquement absent. Ensuite, c'est dans ce domaine que les médiamensonges sont les plus gros et les plus faciles à perpétrer. Si la police belge chassait des centaines de milliers de gens de leur domicile, ce serait difficile à cacher. Mais si la même chose se passe avec des Serbes en Croatie et que les médias considèrent que cette nouvelle n'est pas importante, personne ou presque n'en saura rien. Or, si l'information est manipulée ou systémat!iquement biaisée, la démocratie est une farce .

Finalement, on peut remarquer que lorsque l'opinion exprime un choix clair, c'est dans le domaine de la politique étrangère qu'il est le plus difficile de l'imposer aux gouvernements. La guerre du Vietnam était devenue impopulaire longtemps avant qu'on ne cherche à y mettre fin. Après la guerre du Golfe, pas mal de gens voulaient qu'on intervienne en faveur des Kurdes et des Chiites et le résultat fut pour le moins mitigé. Par ailleurs, il est difficile de croire que, si les faits étaient connus (souffrance de la population et faiblesse militaire du pays), l'embargo contre l'Irak jouirait d'un fort soutien populaire ; mais ils ne sont pas connus et ne peuvent pas l'être. Si la Serbie est vaincue, les conditions les plus inhumaines pourront lui être imposées et " nous ", les citoyens, ne pourront rien y faire. Si nous murmurons " et pourquoi ne pas s'occuper des Kurdes à présent (ou des Plaestiniens ou des Timorais) ", on nous répondra que ce n'est pas à l'ordre du jour. L'OTAN sera renforcé idéologiquement, ses budgets militaires accrus et il sera simplement prêt pour de nouvelles aventures.

Il faut simplement cesser d'identifier les citoyens aux alliances militaires de leur pays en invoquant l'existence d'institutions démocratiques. Bien sûr, il faut chercher àinfluencer ces alliances, mais en les considérant comme des ennemis à combattre et sur lesquels diverses formes de résistance permettent d'exercer une pression, pas comme si elles étaient des forces réellement au service de la démocratie et des droits de l'homme.

6.Une fois que la guerre est enclenchée, il faut la poursuivre, y compris par une intervention terrestre, afin préserver notre " crédibilité ".

Les gens qui soutiennent l'intervention terrestre n'ont soit pas de cțur, soit pas de cerveau. En effet, tout le monde admet que les bombardements ont empiré la situation des Kosovars. Qu'imagine-t-on ? Va-t-on envahir la Yougoslavie en 24 heures ? Je ne connais rien à l'art de la guerre, mais cela ne semble pas être l'avis des experts. Supposons que le conflit terrestre dure ne fusse que quelques jours. Que se passerait-il avec les Kosovars restés en Yougoslavie ? Ceux-là même qui dénoncent le plus violemment les exactions doivent s'attendre à ce que celles-ci s'intensifient lorsque les soldats yougolaves tomberont par milliers sur le front. Après tout, les exactions commises actuellement sont une vengeance exercée contre une population percue comme responsable des malheurs de la Yougoslavie. Si ces malheurs sont décuplés, que se passera-t-il ? Il y a toujours moyen de tuer plus de gens demain qu'on ne le faisait hier.

En plus, quelle crédibilité faut-il protéger ? La maffia aussi mène différentes " actions " de représailles pour maintenir sa crédibilité. La crédibilité de l'OTAN et des Etats-Unis n'est pas fondamentalement différente : c'est celle de gendarmes du monde. On commence par imposer un diktat à Rambouillet ; ensuite, on bombarde pour maintenir notre " crédibilité " ; si ça ne marche pas, il faut intensifier la guerre et envoyer des troupes au sol ; et si ça ne marche toujours pas, que faudra-t-il faire ?

7.Quelques brèves remarques sur la souveraineté nationale et les droits de l'homme.

Un intense débat anime certains milieux : peut-on violer la souveraineté nationale au nom des droits de l'homme ? Peut-on tout laisser faire à certains dictateurs à l'intérieur de leurs frontières ou faut-il faire " évoluer le droit " de façon à légaliser les interventions humanitaires ? Outre qu'à mon avis l'issue de ce débat n'a aucune importance pour évaluer le conflit actuel (puisque l'OTAN ne cherche ni ne contribue à défendre les droits de l'homme), on ne peut s'empêcher de faire quelques remarques. Premièrement, pendant toute la période coloniale, il y avait beaucoup moins de frontières qu'aujourd'hui et rien n'interdisait aux grandes puissances d'intervenir pour faire respecter les droits de l'homme à l'intérieur de leurs empires coloniaux. On sait ce que cela a donné.

Deuxièmement, il y a dans le monde des dizaines de millions de réfugiés tout à fait " légitimes ", c'est-à-dire qui sont réellement persécutés et qui ne sont pas " simplement " des réfugiés économiques. Mais qu'est-ce qui interdit à ces réfugiés de venir chez nous si ce n'est l'inviolabilité des frontières, qui est un aspect de la souveraineté nationale ? Et, évidemment, le fait qu'ils ne peuvent venir se réfugier chez nous aggrave leur situation du point de vue des droits de l'homme.

Finalement, les inégalités de richesse dans le monde dépendent également du principe de la souveraineté nationale. Imaginons que la Belgique et le Congo soient restés " unis ", mais sur une base démocratique. Il n'est pas douteux qu'un parlement commun, où les africains seraient majoritaires imposerait un certain transfert des ressources du nord vers le sud. Et il est fort probable que ce soient les plus riches, c'est-à-dire les Belges, qui réclameraient alors leur indépendance. Comme le font certains citoyens du nord de l'Italie ou de Flandre, pour les mêmes raisons économiques. Les différences de richesse ne violent peut-être pas directement les droits de l'homme, mais quand elles sont si extrêmes qu'elle mènent à l'esclavage des enfants, elles y sont liées.

Bref, si on y réfléchit, on s'aperçoit qu'un des principaux antagonismes entre droits de l'homme et souveraineté nationale est lié aux contraintes institutionnelles évoquées ici.

8. Oui, mais, quand même, Milosevic ...

Pour éviter toute ambiguité, je commencerai par souligner que si des personnes pensent nécessaire de critiquer Milosevic sur la base d'informations fiables et qu'il sont suffisamment attentifs aux pièges de la propagande, je n'y vois aucune objection. J'ai moi-même une opinion sur lui, ainsi que sur beaucoup d'autres dirigeants dans le monde, qui est loin d'être positive, tout en sachant que cette opinion repose sur des informations très partielles. Mais j'objecte violemment à la pression morale exercée par les bellicistes sur les opposants à la guerre et qui consiste à exiger que nous dénoncions aussi Milosevic ou que nous nous opposions " symétriquement " à l'OTAN et à l'épuration ethnique. En effet, de notre point de vue, il n'y a pas de symétrie. Je n'ai jamais donné un sou au gouvernement yougoslave, ni aidé à former un seul de ses militaires. Par contre, je paie des impôts pour financer l'OTAN et j'ai formé et collaboré avec des scientifiques qui travaillent pour le P!entagone ou la CIA. Le gouvernement de mon pays est coupable de violations du droit international et de crimes de guerre ; il est même poursuivi pour cela devant des tribunaux internationaux et les actes d'accusation (disponibles sur http ://www.zmag.org/press_release.htm) sont impeccables sur le fond; bien sûr notre gouvernement ne sera pas condamné ou, s'ils l'est, rien ne lui arrivera, mais cela n'est pas un argument d'un point de vue moral. Notre responsabilité est totalement asymétrique. Nous sommes d'abord responsables des crimes commis par " notre " camp, entre autres parce que c'est sur celui-là et sur celui-là seul que nous pouvons, comme citoyens, exercer une certaine pression.

Imaginons un citoyen allemand qui condamne en 1941 l'agression de son pays contre l'Union Soviétique. Lui répondra-t-on : oui, mais quand même, Staline... L'OTAN n'est pas Hitler, ni Milosevic Staline d'ailleurs, mais la comparaison est éclairante. En effet, les médias exercent un pression absolument ignoble en faisant comme si les opposants à la guerre étaient en quelque sorte complices du malheur des Kosovars. Mais de deux choses l'une : ou bien les bellicistes nous donnent un argument valable montrant que la politique de l'OTAN permet ou devrait permettre, ou tend à etc... améliorer la situation dans les Balkans ou bien ils n'en donnent pas. Si, comme c'est le cas, ils n'en donnent pas, notre devoir moral comme citoyens de pays de l'OTAN est de tenter de stopper cette machine infernale, un point c'est tout. Pas nous laisser intimider par des professeurs de morale parfaitement hypocrites qui nous enjoignent de condamner les actions d'un gouvernement dont nous ne sommes nu!llement responsables.

D'aucuns pensent que, pour des raisons pragmatiques, il faut procéder à des condamnations " symétriques ". En effet, diront-ils, il est impossible de convaincre certaines personnes si on ne le fait pas. Mais dès qu'on s'occupe de condamner certaines actions dont notre gouvernement n'est pas directement responsable, où s'arrêter ? Faut-il évaluer l'action de l'UCK, les accords de Dayton,la façon dont la Yougoslavie a été démantelée ? Les intellectuels sont friands de ce genre de débats, mais un examen impartial de l'histoire devrait leur enseigner une certaine modestie. Les intellectuels doivent avant tout démasquer la propagande qui domine le pays où ils vivent. S'ils ont des solutions à proposer concernant des drames qui se passent à des milliers de kilomètres de chez eux, qu'ils le fassent, mais ce n'est pas la première chose à faire, et on ne peut que leur conseiller la prudence. Pensons au nombre de personnes de bonne volonté qui ont condamné l'intransigeance des Youg!oslaves à Rambouillet sans même lire le texte des accords. Et si des gens " bien intentionnés " sont incapables de réagir rationnellement face à la propagande à laquelle ils sont soumis, alors il faut simplement leur dire que ce type de réactions ne sert et n'a jamais servi aucune cause valable.

9. Que faut-il faire ?

Il faut unir toutes les forces qui peuvent l'être pour arrêter cette guerre et par là je veux dire arrêter l'OTAN. Mais il faut être conscient du fait que les citoyens n'ont absolument pas les moyens de résoudre tous les problèmes dans le monde. S'ils arrivaient à arrêter la violence de leurs gouvernements et à les empêcher de commettre des crimes de guerre, ce serait déjà magnifique. En particulier, il est improductif de nous diviser à l'infini sur ce qu'il faudrait faire au Kosovo ou analyser toute l'histoire de la Yougoslavie, de l'UCK ou de Milosevic. Si des gens veulent le faire et sont capables de le faire avec rigueur, tant mieux. Mais les citoyens ne sont pas supposés fait une thèse de doctorat sur histoire des Balkans avant de porter un jugement sur l'action de leur gouvernement. Il leur suffit de pouvoir réfuter les mensonges les plus grossiers de la propagande, de voir qu'on n'a pas cherché honnêtement à négocier, que l'action de l'OTAN ne permet nullement d'amél!iorer la situation, que cela était prévisible depuis le début et qu'il est d'ailleurs fort peu probable que cela ait jamais été le but poursuivi par l'OTAN. Une fois que tout cela est établi, et cela peut l'être sur base de documents publiquement disponibles, il faut condamner l'OTAN et tout faire pour l'arrêter. On peut s'unir là-dessus en mettant de côté nos divergences d'opinion sur Milosevic ou sur l'UCK. Toutes nos actions doivent avoir, comme lors de la guerre du Vietnam, un seul but : augmenter le coût de la guerre pour l'OTAN en créant un maximum d'opposition à l'arrière. C'est le peuple grec, qui bloque les trains emmenant les troupes au front, qui donne à mon sens le meilleur exemple de ce qu'il faut faire.

Les pacifistes, les écologistes et les socialistes qui se sont laisser entraîner dans le soutien à cette guerre doivent retrouver un minimum de lucidité. Il faut recréer un mouvement pacifiste international, véritablement indépendant des gouvernements et détaché des fantômes de la guerre froide qui exigerait, dans le conflit actuel, un arrêt immédiat des bombardements et une retour aux négociations. Et insister pour que toutes les atrocités commises avec l'aide des puissances occidentales reçoivent la même attention de la part des médias et la même considération humanitaire que celles commises au Kosovo.

Jean Bricmont, Professeur à l'Université Catholique de Louvain



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